Voyages
Le lien d’oubli ne dure qu’un temps.
Évangile de Marie
En 2004, Irene F. Whittome s’installe à Ogden, en Estrie, après une carrière de professeur à l’université Concordia. D’un tel déplacement, on aurait pu croire qu’il correspondrait avec la retraite et la fin de sa carrière d’artiste. Whittome y construit plutôt un immense atelier, puis une maison, aménage le terrain de pierres immenses tirées d’une carrière abandonnée adjacente. L’installation à Ogden constitue l’amorce d’une période de création féconde renouant avec les enjeux fondamentaux de sa pratique.
Il est des moments dans la vie où le temps s’ouvre, où l’éloignement des autres correspond à une entrée en soi et un rapprochement du monde.
Il faut trois heures en voiture pour faire le chemin de Québec à Ogden. À la hauteur de Drummondville, on bifurque de la 20, coupe vers le Sud, puis on passe tout près de L’Abbaye Saint-Benoît du Lac.
J’y suis allé quelques fois y faire des retraites de silence et retrouver le fil de projets qui m’échappait. Je ne suis pas catholique, pas chrétien non plus, mais dans ma petite cellule, loin de toute distraction, ma pensée sait se déployer. Le silence, au début assourdissant, obsidional, devient progressivement un espace où penser et écrire.
Le chemin qui mène à l’atelier et à la maison d’Irene exige de passer par Stanstead, de frôler la frontière américaine, de suivre la rivière où sont situés les beaux moulins en briques rouges où étaient encore taillés, il y a quelques décennies, le granite extrait des carrières alentour.
Il faut ensuite traverser le petit village de Beebe où Irene a ses habitudes. C’est là, je l’apprendrai, où sont situés les petits cafés où elle aime sortir diner. Tout le monde la connait comme « Irène ».
Quasi personne au village ne sait qu’à l’entrée d’Ogden, en face d’un champ vallonné, entre le lac et la forêt, Irene déploie un monde visuel à la fois mystérieux et cohérent.
Il faut souvent s’éloigner, sortir du monde, pour entrer en soi.
La maison et l’atelier sont situés dans un dégagement, au sommet d’une petite colline. Elle entend la voiture arriver et sort de la maison pour m’accueillir. Elle m’attendait. Imperceptiblement, les coordonnées du monde glissent. Je la suis.
On s’installe autour d’une grande table en bois. Mon regard se met à errer sur les piles de livres sur sa table d’ordinateur, sur les tableaux accrochés au mur, sur les sculptures posées à même le sol. Sous la table, un immense moulage en bronze des écailles d’une tortue endormie.
Irene me pose des questions sur la route, apporte le thé, puis pointe ses dernières œuvres. De petites toiles avec, au centre, une forme à la couleur insaisissable, entre l’orangée et le rouge. De l’iode. L’antiseptique détrempe, traverse la toile. Irene décroche un tableau du mur : à l’endos, l’iode y prend des couleurs plus sombres. Étrange encre, évoquant la blessure par sa couleur, et la guérison par sa chimie.
Tout juste à côté des œuvres, le bel ouvrage d’Alexander Roob Alchemy & Mysticism d’où sortent des dizaines de petits post-it jaune.
De la fenêtre de son salon, on voit les champs qui s’étendent en contre-bas.
La distance qui sépare Ogden des grands centres est en partie responsable du relatif silence entourant sa pratique récente. Mais la distance n’est probablement pas seule en cause.
Bien avant qu’Irene n’entre dans cette sorte de réserve, la critique d’art aura fait silence sur un large pan de son discours. Elle n’en aura gardé le plus souvent que des bribes, toujours les mêmes, celles permettant d’étoffer une lecture formelle ou structuraliste, celles donnant de l’eau au moulin d’une remise en question du musée.
Des grilles, de la répétition, des rituels, du rôle de Kassel dans sa formation, du musée comme institution anticipant sur le sens des œuvres ? Oui. Du secret qui doit envelopper les œuvres, de la numérologie, de l’alchimie, des échos entre la transformation de soi et les processus naturels, du héros selon Campbell ? Plutôt non. La critique, avec son éternel petit sourire narquois, préférait passer. On ne peut pas tout dire, et puis ces discours difficiles sont tendancieux, ils risquent de placer une malheureuse étiquette sur la pratique. De toute façon, qui aurait envie de lire ces longs ouvrages hermétiques ?
Comme tout le monde, les chercheurs suivent des modes, certaines partagées et fruits de l’air du temps – la sémiotique, le structuralisme, la critique muséale – d’autres personnelles, croisant les tangentes singulières du chercheur.
Appelons-cela l’effet « moule à biscuits ». Faire de la recherche, c’est choisir, et enlever. On aura ainsi eu une période “Irene, sémioticienne”, une autre “Irene, critique du musée” ou “Irene, formaliste”, selon les auteurs et les périodes. Mais étrangement, ces différentes modes et ces paradigmes personnels se seront assez peu intéressés à ce qui pourtant organisait les projets, le quotidien, la vie de l’artiste : ses ambitions spirituelles.
Poser la question de la spiritualité de l’autre, c’est toujours, par un étrange Rorschach, poser la question de la nôtre. On comprend pourquoi il est parfois préférable – je veux dire, plus simple, moins troublant – de parler d’autre chose. De passer son chemin.
Irene pose la main sur son The Hero with a Thousand Faces de Joseph Campbell. Elle me rappelle que l’ethnologue américain a été pour elle un père spirituel. Découverte au contact de Jack Shadbolt au milieu des années 1960, sa pensée l’accompagne désormais partout.
The Hero with a Thousand Faces met en évidence l’existence d’un motif narratif commun et central aux différentes cultures. Dans ce mythe, comme le formule lui-même Campbell : “A hero ventures forth from the world of common day into a region of supernatural wonder: fabulous forces are there encountered and a decisive victory is won: the hero comes back from this mysterious adventure with the power to bestow boons on his fellow man”. Campbell nomme ce motif commun un “monomythe”. Pour Irene, un tel mythe met des mots sur son parcours personnel et lui donne une direction. Avec les années, il forme un viatique pour aborder les épreuves rencontrées, les nouvelles étapes de vie.
Au fil de sa carrière, Campbell multiplie les recherches sur les cultures non-occidentales, détaillant les étapes et les avatars de son « monomythe ». Il effectuera aussi un travail de vulgarisation, mettant en évidence le rôle des mythes dans la structuration du sujet. Campbell ne cessera de le répéter, ces mythes participent à donner sens à la vie. Les publications de Campbell, que Whittome suivra assidument, approfondiront cette recherche de figures et de motifs partagés.
Irene se reconnait dans les deux thèses fondamentales de Campbell : les symboles ont des racines anthropologiques et archétypales, les mythes jouent un rôle déterminant dans le parcours individuel du sujet.
Irene m’amène à son atelier, situé à quelques pas. L’espace est grand et lumineux, il s’en dégage une douce odeur de miel. Sur de grandes tables sont disposées certaines de ses œuvres récentes, petites sculptures, dessins à l’iode sur papier japonais.
On trouve sur les étagères des œuvres plus anciennes, déménagées de son atelier montréalais, encore emballées et ayant échappé au feu.
Une mezzanine surplombe tout l’atelier, sa bibliothèque. Et, au milieu de la bibliothèque, une petite table de travail. Quelques notes à la main sont éparpillées sur la table ; la pudeur se débat avec la curiosité. Je détourne le regard.
Des piles de livres, sur des tables, à même le sol. Certains ouvrages que j’attendais ; le catalogue de la Documenta 72 de Kassel, si importante dans le parcours d’Irene, tout Beckett, des monographies sur Louise Bourgeois, sur Hilma Af Kint, des textes Ezra Pound, de Proust. Mais aussi des ouvrages sur la Kabale juive, sur les mythologies autochtones, sur Jung, sur l’alchimie.
En 1463, Marcil Ficin est mandaté par Cosme de Médicis pour traduire du grec au latin une collection de 14 textes gnostiques et néoplatonistes, le Corpus Hermeticum. Ces textes écrits quelque part entre le premier et le cinquième siècle après JC sont signées du nom d’un seul auteur : Hermès Trimagestus. Hermès, le messager et l’écrivain des dieux, celui capable de faire entendre leur voix.
Ces textes déjà connus pendant tout le Moyen-Âge, d’Orient en Angleterre, marquent tant la Renaissance que la modernité. Ils nourrissent, directement ou indirectement, quasiment toutes les philosophies ésotériques, alchimiques et théosophiques des siècles qui suivent. Paracelse en prolongera les intuitions, adaptant ces propositions aux développements de la chimie et de la physique du XVe siècle. Ces textes alimenteront la quête sacrée de Isaac Newton, profondément intriquée à ses recherches sur la chimie et la physique. Les théories théosophiques du tournant du XXe siècles en sont nées, les mêmes théories qui auront passionnées Mondrian et Kandinsky, puis Beuys.
La traduction de Ficin demeure l’édition de référence jusqu’au XIXe siècle.
L’engagement de ces penseurs, de ces scientifiques montre bien que, pour ces traditions, la recherche est toujours une affaire personnelle. Elle fait se croiser la vie, le mystère et la quête d’un savoir caché.
La tradition ésotérique occidentale est organisée autour de principes qui, pourtant fondés sur une logique singulière, font système.
Le premier de ces principes, anthropologique, prétend que les relations de ressemblance sont dotées de pouvoir. Entre la couleur de l’or et le soleil, entre les lignes de nos mains et notre tempérament, entre la froide souveraineté des étoiles et notre destin résonne un écho. Reconnaitre les motifs du monde, leur chiffre secret veut dire reconnaitre les signes, puis l’étrange résonance qu’ils contiennent.
Les discours ésotériques soutiennent que le monde vit, se transforme, pulse : il est doté de quelque chose comme une intention, une force. Si la loi de ses mécaniques échappe au profane, difficile de nier que partout, une énergie parait rayonner des pierres et des êtres. Comme un étrange pouvoir, cette énergie anime la matière, c’est elle qui autorise les plus singulières transformations.
Le troisième de ces principes se fait méthode : il est possible, par les rêves, par les rites, par l’imagination d’apercevoir ces correspondances cachées, ces forces invisibles. D’où, dans les traditions hermétiques, les correspondances entre la recherche scientifique et artistique ; les deux champs sont mus par la recherche de cette étrange harmonie qui nous relie au monde.
D’où aussi, enfin, que cette recherche n’est pas seulement une exploration des forces organisant le monde, elle tient d’une ambition méliorative. Les traditions hermétiques sont, au sens plein, éthiques, elles doivent permettre au sujet d’agir mieux, et en harmonie avec le monde.
L’art contemporain aussi est fondé sur un certain nombre de règles contingentes, des règles difficiles à comprendre pour le non-initié. Émergeant avec la modernité, souvent ressassées, ces règles sont fondées sur une distinction stricte entre l’art muséal et l’art populaire, sur le rejet du décoratif et du beau, sur le cynisme, l’humour et le second degré. Profondément ancrées dans notre définition de l’art, on en viendrait à oublier qu’elles tiennent d’une transformation moderne du rôle de l’artiste. Une telle transformation vise à attribuer à l’artiste un rôle spécifique et paradoxal : une inutilité sacrée.
L’art contemporain n’est pas là pour faire naître notre désir ou séduire nos sens ; il ne vise pas à nous offrir une connaissance ou à donner sens à notre quotidien. D’autres médias, d’autres formes se sont fixés ces objectifs : les arts décoratifs travaillent à la séduction de nos sens ; la science participe à la compréhension du monde, tandis la religion ou les livres de croissance personnelle visent à remplir ce vide, en nous.
À refuser tout privilège cognitif à l’artiste, à récuser toute virtuosité technique, l’art contemporain aspire à valoriser la singularité du sujet-créateur lui-même. Aussi faut-il qu’il propose toujours quelque chose de différent, de nouveau, de léger, portant idéalement sur l’histoire de la discipline elle-même. Chez certains, un commentaire sur l’abstraction, chez d’autres, sur la relation entre les mots et l’image, chez d’autres encore, sur la mise en exposition des œuvres. Cette autoréférentialité, ces règles se font les conditions nécessaires pour que toute pratique puisse être considérée comme de l’art contemporain.
On peut interroger l’ambition d’une telle direction. Comme le formule Giorgio Agamben : « L’art est à présent l’absolue liberté qui cherche en soi sa propre fin et son propre fondement, et n’a besoin – au sens substantiel – d’aucun contenu […] » (Agamben, 1996 : 60).
Voilà bien pourquoi les spectateurs sont souvent embêtés avec l’art contemporain, comme un poisson d’une pomme. L’art participe assez peu à la compréhension du monde. Et lorsqu’il le fait, c’est souvent par accident. Pour le spectateur, l’intérêt pour l’art contemporain est en quelque sorte – et pour reprendre la formule de Kant – « désintéressé ».
Doit-on croire qu’il en est de même pour l’artiste ? Ce « désintérêt » ne fait tout simplement aucun sens pour tout créateur sérieux. Peut-on vraiment consacrer sa vie à une chose qui ne nous « intéresse » pas ? Peut-on vraiment investir sa vie dans une démarche si elle n’est pas portée par une recherche, et qui plus est, par une recherche existentielle ?
Évidemment, un tel argument résonne aussi pour moi. Je ne peux pas écrire sans que les questions que je soulève – qui me soulèvent – aient quelque chose d’existentiel.
Lorsque je lui demande son emploi du temps, tentant de trouver le moment dans sa journée où l’art apparait, elle répond avec un sourire. L’art n’est pas un moment, il n’a besoin d’un prétexte, il n’est pas quelque chose que l’on fait, quelque part en matinée, passant de la maison à l’atelier. Pour elle, la création est toujours déjà commencée, car la recherche qui l’alimente est partout, sur sa table de chevet, dans les gestes même de la vie. Cette recherche nourrit ses gestes de méditations, organise ses lectures, et nourrit bien sûr ses gestes de création.
On condamne les hypothèses les plus spectaculaires et controversées de l’ésotérisme. On rit de ses fascinations pour les textes anciens et obscurs, pour ses quêtes philosophales, pour sa croyance aux pouvoirs prophétiques des astres. Bien sûr.
Mais ces critiques font l’impasse sur ce qu’ont de révolutionnaires ces discours. Les croyances gnostiques auront ainsi souligné que la divinité n’est pas quelque chose au-dessus de nous, mais quelque chose logé en nous, et dans le monde lui-même. Elles présument ainsi d’une communauté entre le monde et nous, et entre nous.
Ces croyances, qui ont trouvé leur chemin dans les discours ésotériques, auront de même remis en question toute volonté de singularisation, pour privilégier l’engagement et la recherche. Voilà bien pourquoi la pratique d’Irene, depuis Ogden, est moins visible. Elle est le fait d’une quête qui vise moins à se mettre en avant et à vouloir proposer un objet original, qu’à tenter de comprendre le monde que nous habitons, et l’étrange équilibre qui l’organise.
Comme le formule magnifiquement Paul-Hubert Poirier, l’un des grands spécialistes des textes gnostiques trouvés à Nag Hammadi, « Dans les théories gnostiques, il ne s’agit pas de dissiper le mystère, mais de l’intérioriser ». Ces théories ésotériques sont moins des réponses que des questions. Voilà bien pourquoi elles ont tant intéressé les chimistes comme les Curies, les physiciens comme Newton, que les artistes comme Kandinsky ou Mondrian.
Si le monde fait sens, il importe de chercher les forces qui l’organisent ; voilà bien pourquoi la quête du poète et du scientifique ne s’oppose pas. Voilà bien pourquoi nous avons bien quelque chose à apprendre d’une telle posture.
En sortant de l’atelier, elle me propose de marcher sur son terrain.
Elle a fait placer sur son terrain d’énormes morceaux de pierre tirés de la carrière abandonnée située sur ton terrain. Manière de souligner leur présence brute et massive.
En posant la main sur ces grandes pièces de granite, Irene rappelle qu’elle a su se mesurer à ce territoire, en faire l’échelle de sa création. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que la singulière disposition de ces pierres pointe vers les astres qui nous surplombent.
Créer, c’est se mesurer au monde, en faire notre énigme.
Irene souligne le rôle littéralement initiatique d’aura eu son voyage à Kassel, lorsque, pour la première fois, elle entre en contact avec les œuvres de Beuys.
Beuys a établi sa démarche sur des motifs trouvant leur origine non pas dans une tradition visuelle et textuelle, mais sur sa propre histoire, mettant au point ce qu’on doit sans doute appeler une « iconographie personnelle ».
On aura eu tendance à voir la production d’Irene Whittome comme mu par une démarche de la même nature. Les années qui suivent et tout particulièrement depuis Ogden, montrent, qu’au-delà de démarches formelles parfois proches, quelque chose de radicalement autre traverse son art.
Chez Beuys, demeure l’impression que son projet artistique était d’abord une manière de se mettre en scène pour diffuser son art, le mythifier. Rien de plus éloigné de cela que le projet d’Irene. Discrète, trop même pour son galeriste et pour le musée national qui la collectionne, son iconographie personnelle est le fruit d’un travail intime qu’elle partage difficilement : il ne me semble pas destiné.
Pas destiné au sens où cette recherche, on semble la rencontrer par accident. Elle implique le détour.
Certains prétendront sans doute que les références spirituelles qui accompagnent l’artiste participent à donner cohérence à ses œuvres. Elles en sont comme le prétexte, mais que leur appréciation peut en faire l’économie. Tout comme on peut aimer la pratique de Hilma Af Kint sans pour autant adhérer à sa théosophie. Je crois que les choses sont plus complexes et plus belles dans le cas d’Irene. L’œuvre est une recherche et vise moins à s’adresser à un spectateur, qu’à se faire une manière de se transformer et de se comprendre. Le spectateur, surprend, en quelque sorte, l’artiste dans sa recherche. Car ces valeurs ésotériques, à présumer d’un sens au monde, à vouloir faire de l’art une recherche et un engagement, anoblit à la fois l’art et notre rapport au monde.
Sommes-nous si sûrs de notre bonheur, de ce monde dont nous acceptons tacitement les règles, pour critiquer d’un ton assuré ces propositions, leur ambition ?
Revenir d’Ogden ?
Faire une expérience laisse une trace au fond de l’œil, au fond de nous. Progressivement, les choses n’ont plus le même sens, et ce ne sont plus les mêmes choses qui ont du sens.
On ne compte plus les voyages à Odgen, que ce soit pour aller chercher des œuvres à numériser et les ramener, photographier la bibliothèque ou poser des questions à Irene. Voire plus simplement, ces derniers temps, pour lui rendre visite. Pour le plaisir aussi de quitter la ville, les villages, et arriver, au milieu des champs et des forêts, chez Irene.
Même après toutes ces années, je me perds toujours un peu en chemin. On dirait que je le fais exprès ; le vieux rêve de m’égarer au milieu de ces territoires escarpés. Comme si découvrir ces paysages, c’est déjà être chez Irene. On arrive à Ogden bien avant de cogner à la porte.
La maison et l’atelier d’Irene sont entourés de routes de terre. Elles mènent à Stanstead, à la 50, et c’est encore sur ces routes inégales que Mathilde me parle des entretiens qu’on vient de réaliser et des livres sur la table d’Irene, du travail accompli. Il nous faudra revenir bientôt. Je la questionne sur le tarot, qu’elle connaît si bien.
Ma pensée s’arrête d’un coup. Sur la route, au milieu de la pénombre, s’avance un chevreuil ; sa lenteur contraste avec la vitesse du Jeep. Je donne un coup de volant nerveux, et le VUS tangue d’un côté, puis de l’autre. En regardant dans le rétroviseur, je me dis qu’il faut conduire moins vite sur ces routes, à la brunante. Mathilde continue sur le même ton sa réponse sur les différents tirages possibles, ce que révèle le tirage à cinq ou six cartes. Elle ne fait qu’ajouter, au bout de sa phrase : « un cerf est venu nous saluer ».
Irene a dit qu’une coïncidence heureuse, une date d’anniversaire partagée, une rencontre fortuite, une pensée commune, ne relèvent pas du hasard. Dans sa bouche, la phrase tient de l’évidence.
Mais comment être d’accord en général ? Le hasard existe, la contingence aussi, j’ai parfois croisé le malheur et je sais qu’il ressemble à un dé jeté sur une table.
J’y repense pourtant souvent : pas de hasard… Je crois que sa phrase pointe moins vers le passé que vers l’avenir. Elle ne veut pas dire que tout est justifié, ou anticipable, ou mérité, mais que tout est prophétique, que tout a un sens. Tout doit être approché comme étant signifiant : le cerf, les chiffres, les aléas de la matière, ce qui nous attend.
Tout a un sens, puisque tout fait signe.
Dire que tout a un sens, c’est redonner une noblesse au monde, l’arracher au banal, lui donner le pouvoir de nous faire lever les yeux. Du coup, le monde résonne, fait écho, notre perception ralentie. Le sens n’est pas un moment séparé de temps vides, un élément particulier dans une mer de choses inutiles ; il est toujours déjà là, il irrigue l’inattendu, l’infime.
Aussi faut-il développer notre attention, notre présence.
Cette magie modeste est de celle qui réenchante.
Peu importe ce qu’en disent les cartes, Ogden est une île, et sa distance tient paradoxalement d’un rapprochement du monde et des autres. Non pas de leur présence, mais de leur sens et de leur valeur.
Je me doute bien que tout cela tient un peu de la mise en scène. Lorsque j’arrive dans son atelier et que je vois ces grands blocs de bois, je me doute bien qu’on l’a aidée à les placer. Je sais aussi qu’elle a ses habitudes au village, où tous connaissent « Irene », et si on les talonne un peu, ils nous avoueront bien qu’ils la savent artiste.
Pourtant, lorsque nous arrivons à Ogden ou lorsque nous la quittons, Irene nous apparaît toujours dans la souveraineté absolue de sa solitude. Dans cette posture qui tient moins d’une performance que d’une force performative.
Qu’est-ce que chercher, sinon faire exister la chose que l’on cherche, la rendre possible ? En cela, la recherche n’est pas forcément le moyen d’une fin, elle peut être une fin en soi : donner vie, déployer un monde où ce que l’on recherche est possible. Voilà pourquoi, parfois, il vaut mieux chercher que trouver.
Fidèle aux traditions initiatiques, Irene souhaite s’effacer devant la matière et les échos que soulèvent ses œuvres. La magie n’est pas en elle, dira-t-elle, mais dans le monde et les choses mêmes.
En revenant de chez elle, pourtant, c’est d’elle autant que de ses œuvres qu’on se souvient. De l’univers qui se déploie lorsqu’elle pointe du doigt cette pierre, cette fleur, ce tableau, lorsqu’elle souligne une singulière correspondance. Si sa vision du monde est contagieuse, c’est bien qu’elle ne nous est pas étrangère. Simplement, nous n’avons pas toujours la force d’y croire.
On revient à Ogden pour refaire le plein de cet univers étrange, signifiant, cohérent, un univers qui aura eu besoin du silence et du retrait pour se déployer.
La force des œuvres d’Irene, comme celle des œuvres de Beuys, ou de Lynch, ou de Beckett, ne tient pas à ce qu’elles donnent à voir, du moins pas exactement. Elle tient plutôt à qu’elles autorisent, à ce qu’elles rendent possible.
On revient à Odgen pour se replonger dans un athanor qui, d’une fois à l’autre, rend possible quelque chose en nous. Si bien qu’au bout d’un moment, on ne revient pas d’Ogden, c’est Ogden qui revient avec nous.
M. C.