Présages, énigmes, constellations, Irene F. Whittome à Ogden

Une seule carte, une seule, tous les jours. Une carte pour à la fois connaître la tonalité de la journée et se souvenir des possibles que contient le monde. 

Le tarot est ancien. Même le tarot de Marseille, dans sa version actuelle, remonte au moins au XIVe siècle. Ses subtiles variations d’un jeu à l’autre ouvrent la voie à d’inépuisables vertiges herméneutiques. La beauté inusable de ces cartes tient à ce que les symboles qu’elles comportent semblent échapper désormais à toute intentionnalité, à toute individualité, à toute histoire. Chaque forme est burinée par le temps, ainsi chaque version du jeu – que ce soit celle de Camoin et Jodorowsky, ou celle de Hadar – a sa légitimité.  

L’histoire du tarot croise celle de l’alchimie, et les connaissances qu’ils délivrent montrent, elles aussi, comment l’infiniment petit – ces quelques cartes, là, sur la table – et l’infiniment grand – ces forces organisant nos destins – se répondent. Le labyrinthe de papier posé sur la table reproduit en miroir le grand labyrinthe du monde. Il fut peut-être, pour les gens de la Renaissance, un moyen mnémotechnique de se rappeler les fondements du néoplatonisme, philosophie présumant une solution de continuité entre les Idées et la matière de notre condition. Pour les néoplatonistes comme pour les alchimistes, si nous sommes chus dans ce monde imparfait, nous conservons pourtant un lien avec notre perfection première. C’est ce lien que l’on entrevoit dans les signes que nous font les étoiles, le hasard, les cartes.

Tirer une carte, c’est à la fois anticiper son propre destin et se souvenir des forces qui l’organisent. Ce n’est qu’à comprendre cette organisation, le geste et la geste du Mat ou du Bateleur, l’ontologie proposée par Le soleil ou La lune, que la signification d’un tirage pourra s’éclairer. À cette complexité et cette surdétermination tient aussi sa force poétique : le sens des cartes dépend de leur relation entre elles et de ce qui, dans chacune, a un résonnance pour celui qui l’interprète. 

Un geste répété est comme un dialogue avec soi ; mille fois remis sur le métier, ce geste devient un rituel. Il pointe à la fois vers les subtiles modifications du monde et celles qui s’opèrent en soi.

M. C.

4.6 Tarot 1

Autour de ces immenses monolithes de granite, le paysage change. Au fil des saisons, les feuilles passent du vert à l’orangé, elles flétrissent, puis tombent. Au fil des années, de nouvelles branches apparaissent ; les fougères et autres espèces indigènes se multiplient, s’appropriant lentement le territoire d’Ogden. Le granite, lui, demeure immuable. Exceptionnelle figure de stabilité au sein d’un paysage en perpétuel mouvement, il nous rappelle que le cycle de vie des pierres n’a rien à voir avec celui des vivants. Le changement, destin inéluctable de l’organique, n’atteint pas le roc.

Vestiges de l’histoire des lieux, les pierres nous rappellent qu’avant d’être habité par Whittome, le site d’Ogden était une carrière de granite. Dans ce temps long, ce temps suspendu, la pierre nous préexiste et nous survit. Sa stabilité sécurise et rassure. Singulière, la puissance spirituelle du granite tient à son caractère unique au sein de l’écosystème d’Ogden : il en est le seul ancrage solide. Se trouvant toujours là où on les attend, les pierres viennent ponctuer le territoire où elles assument le rôle de balises. 

Sur ces fondations minérales s’étend un réseau de taches circulaires allant de l’ocre au vert bleuté. C’est le lichen qui vient coloniser la pierre. Traçant des constellations organiques par-dessus les marbrures et les veines du granite, il foisonne et exemplifie les constantes métamorphoses du vivant. Ainsi la relation entre le granite et le lichen prend la forme d’un étrange mariage en opposition, d’une harmonie contrastée qui nous rappelle l’articulation impossible des rythmes cadencés du végétal et du temps quasi immobile du minéral. 

Et pourtant, en dépit de cet équilibre en tension, le lichen a plus en commun avec le granite que ce qu’il y paraît. Tout comme les masses de pierres qu’il lézarde, il résiste au passage cyclique des saisons. À mi-chemin entre le végétal et le fongique, cette forme de vie atypique se fait symbole de résilience. Le lichen trace son réseau organique même sur les surfaces les plus inhospitalières — il naît, et survit, même au milieu des territoires les plus arides. À bien y penser, l’existence immuable du granite et la résilience acharnée du lichen représentent deux manières similaires de traverser le temps. 

A-J. R.

4.5 Granite

L’alchimie tire son origine de théories gnostiques remontant à l’Antiquité, redécouvertes en Europe grâce à la traduction, en 1463, du Corpus Hermeticum par Marsile Ficin. Elles soutiennent que l’évidence des choses et des objets masque leur potentielle transformation, leur puissance : même les matières les plus simples peuvent se sublimer en une structure nouvelle. Le plomb est de l’or en devenir. Si toutes les matières sont potentiellement nobles, elles le sont donc toutes déjà ; c’est notre regard qui doit changer. 

La pierre n’est pas cette simple masse, là ; et cette fleur, une simple décoration à mettre sur la table. Les matières indiquent l’horizon possible de leur transmutation par leurs caractéristiques, leur apparence, leurs vertus. Le mercure est une des matières par excellence des alchimistes de la Renaissance parce qu’il est le seul métal liquide. Paracelse prétend que ce corps est féminin et affirme qu’on peut le combiner avec le soufre, corps masculin évoquant le feu. La puissance de l’alchimiste ne vise qu’à laisser s’exprimer celle des substances qu’il manipule. 

En distillant, en épurant, en brûlant, les contraires s’assemblent et s’articulent entre eux : le masculin et le féminin, le minéral et le végétal. Chez Irene F. Whittome, ce pouvoir de transmutation de la matière est partout représenté ; la cire d’abeille incarne bien ce passage du floral à l’organique, puis du végétal à l’igné.

L’alchimie est une immanence. De ce fait, si elle présume que le monde est doté d’une énergie, celle-ci ne se trouve pas au-dessus de soi, mais au creux des choses et des êtres. Voilà bien pourquoi, dans l’ambition des alchimistes de la Renaissance de trouver la pierre philosophale, celle-ci se révèle surtout dans la représentation de cette connaissance nouvelle et décentrée. 

Ces processus de transformations ne se limitent pas à la matière ; ils symbolisent et métaphorisent aussi un changement en soi. Comme le formule l’étrange et mystérieux Hermès Trismégiste, référence centrale des sciences hermétiques : « au ciel comme sur la terre ; et sur la terre comme en soi ». Si le plus petit ressemble au plus grand et si le plus grand sait influencer le plus petit, l’alchimie est non seulement une affaire matérielle, mais tout aussi bien la représentation d’un travail de transformation de soi. On retrouve ainsi, dans les cernes annuels des arbres et dans la manière dont le bois sec se fend jusqu’à son cœur, la figuration de l’ordre du cosmos et des événements qui nous bouleversent. Mais tout aussi bien, ils racontent la manière dont certains événements extérieurs nous atteignent au creux de notre intimité et réorganisent la totalité de notre existence.

On doit à Jung de l’avoir formulé le plus clairement : « Pendant qu’il travaillait à ses expériences chimiques, l’adepte vivait certaines expériences psychiques qui lui apparaissaient comme le déroulement propre au processus chimique. […] Il vivait sa projection comme une propriété de la matière. Mais ce qu’il vivait était, en réalité, son propre inconscient » (Psychologie et alchimie, p. 319). Pour Jung, l’alchimie est mue par un processus d’individuation visant, par les mêmes procédés de distillation et de purification que l’on applique à la matière, l’émergence du soi. Tel est l’apprentissage de l’alchimie.

M. C.

4.2 Alchimie

1959. Alors qu’elle est n’a que 17 ans, Irene F. Whittome s’inscrit à la Vancouver School of Art (aujourd’hui l’Emily Carr University of Art and Design) pour étudier la peinture sous la direction de Jack Shadbolt.

1963. L’artiste fait un séjour en Europe grâce à une bourse de la Fondation Emily Carr.

1965. Whittome s’inscrit à l’Atelier 17, à Paris, afin de s’initier à la technique de l’eau-forte. Ce procédé, auquel s’ajouteront l’aquatinte et la sérigraphie, sera au centre de sa production artistique de la fin des années 1960 jusqu’au début des années 1970, moment où elle se tournera vers les assemblages, transposés dans l’espace sous la forme d’installations.

Sous-titre : Premières traces

L’artiste s’impose par son travail en série. Ses gestes sont répétitifs et ses œuvres, de plus en plus imposantes. Elles témoignent du temps nécessaire à leur création, ce qui les rend étrangement performatives, une dimension que plusieurs critiques ont notée dans leur appréciation de la démarche de Whittome, qu’ils rapprochent du rituel. La gravure repose sur des techniques qui nécessitent de répéter des actions dans un ordre précis. La poïétique, c’est-à-dire la dimension du « faire », s’y révèle primordiale et annonce, en quelque sorte, l’importance donnée par l’artiste aux processus et aux gestes dans sa pratique subséquente.

1977. L’artiste expose pour la première fois ses Paperworks. Classer, enrouler, lacérer, mettre en boîte, épingler, raturer et hachurer sont au centre de ce corpus et de ses assemblages. Sans finalité rationnelle apparente, la répétition permet probablement une forme de méditation à travers l’acte de création.

2007. Irene F. Whittome s’installe en Estrie, sur le terrain en friche d’une carrière de granit abandonnée qu’elle a acheté en 2003 avec l’intention d’y déménager progressivement son atelier. C’est au fil de ses pérégrinations dans la région, au moment de la réalisation du projet Conversations Adru, que l’idée de s’éloigner de Montréal, où elle demeurait depuis 1968, s’est imposée.

Sous-titre : Traces

Irene F. Whittome parle de ce choix de quitter la métropole comme « d’un tournant du destin », des mots forts qui témoignent de la manière dont elle conçoit sa vie : un mélange d’actes délibérés et d’« incitations » venues d’ailleurs. Depuis, c’est l’aménagement des lieux – tant intérieurs qu’extérieurs – qui a occupé une grande partie de son temps. Au fil de nos conversations, l’artiste m’a confié qu’après toutes ces années à habiter et à arpenter le site de la carrière, elle voit maintenant des œuvres se révéler à elle dans la nature qui l’entoure. Captées par l’appareil photo, ces œuvres montrent des fêlures dans la pierre, des teintes ferrugineuses qui tachent les surfaces rocheuses, des flaques d’eau miroitante qui remonte à la surface du sol. Whittome reconnaît à même le site l’action de la nature qui lui évoque son propre corpus artistique puisant aux techniques de l’impression, hanté par les traces. Elle me parle du sentiment spirituel qui l’habite, du sentiment d’harmonie, d’unité, que ce phénomène de réflexion provoque en elle.

Le passage de l’action à l’écoute, de l’impression – geste délibéré – à l’estampe – qui se dévoile dans l’après-coup –, traduit bien l’essence de son parcours artistique. L’impulsion créatrice s’y est d’abord affirmée sous la forme d’une prise de parole s’imposant sur une scène artistique effervescente et largement masculine ; puis elle s’est progressivement transformée en une posture de retrait fondée sur l’observation et la mise en place de conditions permettant à l’œuvre de se révéler.

Sous-titre : Empreintes

Le geste de Whittome devient ainsi celui de documenter la performance de la nature, où l’œuvre advient par elle-même. Il relève dès lors d’une attention portée aux petits événements qui entourent l’artiste.

A-M. S-J. A.

4.14 Traces

Le motif de la tortue apparaît très tôt dans la pratique d’Irene F. Whittome. Elle raconte que, dès les années 1960, il revient souvent dans ses rêves aux côtés d’étranges chimères, moitié oiseaux, moitié bêtes. Un événement cependant consacre sa présence et son rôle dans sa pratique. En 1988, alors qu’elle se trouve en Californie, l’artiste participe à un voyage initiatique. Accompagnée d’un guide, elle se rend sur les pics de la chaîne de montagnes Panamint, dans la vallée de la Mort, afin d’y passer la nuit. L’ascension est difficile et plusieurs membres du groupe préfèrent établir un camp de base à quelques centaines de mètres du sommet. Alors que la nuit tombe, Whittome se décide à grimper les derniers mètres seule. Là, désorientée, tutoyant les étoiles, elle voit apparaître la figure de la tortue. Elle en fera son animal totem. 

La symbolique de cet animal dans les cultures autochtones d’Amérique du Nord permet de décrire le parcours aussi bien artistique qu’existentiel de l’artiste : la tortue représente à la fois le nomadisme de Whittome, sa capacité à se réinventer d’un lieu à l’autre et son inéluctable cheminement. Dans nombre de mythes autochtones de la création du monde, elle porte sur son dos non seulement sa maison, mais la terre même. Flottant au milieu d’un océan infini, elle est l’île primordiale. Étrange île et étrange maison, en ce que la tortue est nomade. Celle-ci représente ainsi ces moments où Whittome, de Vancouver à Paris, de Montréal à l’Estrie en passant par Tokyo, a su emporter avec elle l’essentiel, puis se réinventer et transformer sa pratique. 

L’artiste raconte pourtant que la tortue n’est pas le premier animal qui lui est apparu durant cette nuit fondatrice. C’est d’abord une licorne qu’elle a tracée dans les étoiles. Mais le guide autochtone, moins familier avec cette représentation plus populaire et européenne, l’en aura détournée. 

Dans la tradition hermétique, la licorne possède des connotations puissantes. Si sa symbolique est double et hermaphrodite, elle est malgré tout de bon augure. La licorne représente le mercure, métal féminin en raison de la fluidité, et la puissance masculine, en raison de sa corne. Ne pouvant être chevauchée que par une vierge, elle signifie, dans les traditions initiatiques, la pureté et la vie spirituelle, sa corne fonctionnant comme un troisième œil. À la fois imaginaire et réelle, elle permet le passage du monde physique à la révélation divine. 

Irene F. Whittome a embrassé les deux totems, portée autant par la tortue que par la licorne. Celles-ci nous rappellent sa sagesse et son hermétisme, son nomadisme et sa force, son rôle de passeuse et sa volonté de donner sens au chaos.

M. C.

4.3 Tortue

Comprendre, c’est mettre ensemble. C’est agencer et créer de nouveaux assemblages de signes. Comprendre, au fond, c’est réordonner et révéler. Whittome, à associer plantes et astres, arbres et pierres, feu et art, fait apparaître des liens discrets, parfois secrets, entre ces ordres de choses ; par association, elle crée des accords autant qu’elle les retrouve, et rend manifeste ce que l’écriture du monde a peut-être oublié, omis ou gardé séparé.

Qu’est-ce qui lie la carte de Tokyo et les phases lunaires, par exemple ?

Rien, aurions-nous tendance à croire d’abord. Une telle association est contingente, fragile, équivoque (comme l’art ou la beauté).

L’œuvre de Whittome pourtant pointe du doigt ce que la cartographie tend à oublier, la façon dont les astres, au-dessus du territoire, observent et commentent le monde à leurs pieds. D’où cette proposition étrangement évidente : pourquoi ne pas surajouter à la carte d’un territoire celle de son ciel et le parcours de la lune, dont on sait l’incidence sur les eaux et les humeurs ? N’est-ce pas présenter de manière plus entière ces rapports secrets, à l’échelle parfois inhumaine, qui s’exercent sur nous ?

Soigner présume aussi de ces rapports secrets. Entre le champignon et la bactérie, la teinture sèche et la plaie humide, le millepertuis et la tristesse, deux ordres d’éléments, pourtant si éloignés dans l’architecture du monde, se lient. Et pour tous ces troubles pour lesquels nous n’avons toujours pas de remède, il reste encore à chercher, à mettre en commun, à retourner dans les savoirs anciens pour confectionner l’invention.

*

Je discute de tout cela avec Julien, qui m’a récemment accompagné à Ogden. Il me confie que ces relations qui se déploient dans les œuvres d’Irene, il les trouve aussi belles que mélancoliques. Si elles créent du lien entre des ordres, des choses pourtant séparées, elles ne le font que le temps de l’art. À laisser l’univers reprendre ses mesures, la magie se dissipe entre nos mains, et il ne reste que ces pièces de bois, ces plantes, ces astres désormais esseulés, eux aussi. Des éléments qui, sans la puissance de l’œuvre, reviennent à leur état de plomb.

Nous avons besoin, ajoute-t-il, de ces œuvres qui opèrent cette magie pour la simple raison qu’elle nous offre une vision du monde rassérénée, à la condition d’avoir, sortilège dans l’œil, l’objet en présence. Heureusement, par la force de sa manifestation, l’œuvre d’Irene tend à rester en mémoire et à agir de manière différée comme remède à la mélancolie.

La soirée s’avance et la discussion se déploie. On parle alors d’Agamben, de ses belles pages sur la mélancolie, du fait que les mélancoliques sont des travailleurs pour qui l’impossible n’est pas une fin, mais un engagement, une quête ; et qu’une quête, ce n’est pas quelque chose qu’on aspire à terminer, elle loge au creux de nous comme une promesse.

La discussion se termine et, dehors, les étoiles brillent d’un éclat particulier, teinté de la mélancolie et de la promesse d’Irene.

M. C. et J. L.

4.17 Imagination

1974. Les boîtes de la série 112-1 fois la petite dans la grande préservent de la dispersion les éléments qui les composent et rappellent la science de la taxinomie chère aux institutions muséales, dont le but avoué est de maintenir en l’état les œuvres pour la postérité. Le souci de protection s’affirme rapidement comme un enjeu clé dans la démarche d’Irene F. Whittome. Les boules d’ouate, aiguilles, épingles de sûreté, bandages, gazes, feutres et éprouvettes qui ponctuent ses œuvres suggèrent un lien direct avec les gestes du soin, tels que l’emmaillotement, accomplis dans plusieurs œuvres subséquentes.

1975-1980. La cire qui enrobe les composantes de l’installation Vancouver (1975-1980), par exemple, leur offre chaleur et protection.

1989. Irene F. Whittome ouvre le Musée des traces. Cette grande installation célèbre les métamorphoses de la tortue, alter ego de l’artiste depuis le voyage de celle-ci en Californie en 1986. Tout au long de son parcours, la fonction de bouclier protecteur exercée par la carapace de l’animal reviendra tel un leitmotiv.

1997. L’installation Château d’eau : lumière mythique, présentée au Musée d’art contemporain de Montréal, et son double, la pièce d’art public Yama (2003), créée pour l’édifice de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), poursuivent, sous la forme de la « chambre à soi », le thème de la carapace-protection, du sanctuaire où se retirer dans le silence et le recueillement nécessaires à la création. La structure ronde en bambou, bois et terre stratifiée nichée au cœur de l’atrium situé au premier étage de l’édifice de la CDPQ tranche par ses tons chauds et sa taille modeste avec le verre, le métal et la pierre de l’immense architecture impersonnelle des lieux. Entourée d’eau et dotée d’une étroite passerelle menant à sa partie interne, l’œuvre d’art public introduit littéralement un espace privé dans un lieu de travail public, d’autant plus qu’elle reste inaccessible aux employés, qui ne peuvent s’y reposer. L’œuvre garde ainsi sa fonction symbolique et, telle la carapace de tortue, incarne les notions de repli, de rempart et de refuge, bien qu’il soit impossible de la revêtir.

2004. Depuis qu’elle s’est installée dans l’Estrie, l’artiste recourt à la teinture d’iode mêlée à d’autres substances en tant que pigment pour imprégner des toiles et des bâches de manière libre ou semi-contrôlée. Avec ses propriétés antiseptiques, que Whittome associe à la purification, ce fluide qui est au cœur des œuvres de la série Rejuvenation (débutée en 2017) ravive la mémoire des premières explorations artistiques liées à l’univers du soin que sont les séries Musée blanc (1975-1976) et Laboratoires Fandre (1973), les boîtes des Paperworks (1977-1979) ou encore l’assemblage L’Œil (1970).

2008. La créativité de Whittome se nourrit de l’aménagement de la carrière, œuvre in situ qui met en valeur le passé industriel du lieu en valorisant ses pierres et crevasses, et de l’observation lente des états transitoires et éphémères du site. Si les gestes du soin sont spontanément associés aux actions médicales et aux actes de sollicitude et de soutien, ils englobent plus généralement tout ce qui vise le maintien et l’épanouissement de la vie, incluant la protection et la préservation de l’environnement.

Sous-titre : Attention/écoute/observation/état de disponibilité/sentiment de communion

En élisant domicile à Ogden, loin des capitales artistiques canadiennes que sont Vancouver et Montréal, qu’elle a bien connues, Whittome accomplit le retrait qui s’était annoncé au fil des années dans sa pratique, que l’on pense à l’atelier de la rue Saint-Alexandre investi loin des regards durant deux ans (1980-1982) ou au garage abandonné, au coin des rues Marianne et Clark, transformé pendant trois ans en musée éphémère (1986-1989). L’artiste s’offre ainsi un isolement qui est source d’une plus grande liberté créatrice et où elle se met en situation d’écoute, d’ouverture et de réception. Le soin qu’elle consacre au lieu témoigne de l’importance symbolique de celui-ci. Il rejoint également l’esprit des œuvres créées par Whittome au début de sa carrière, faisant de cette thématique un fil rouge qui traverse l’ensemble de sa démarche.

En tournant son regard vers la nature et ses rythmes, Irene F. Whittome reconnaît que l’empreinte laissée par l’être humain sur son passage s’inscrit dans un tout dont l’organisation globale, encore imprégnée d’une part de mystère, le dépasse. C’est pourquoi nous sommes remplis d’humilité et de modestie devant cette nouvelle phase de sa trajectoire artistique, qui comprend entre autres de fragiles dessins au brou de noix sur du papier presque translucide. Cette attitude de l’artiste par rapport aux énergies qui animent la nature est en parfaite adéquation avec sa philosophie de vie. « Je regarde mon œuvre comme dans un rétroviseur », partage Whittome avec Annie Molin Vasseur dans une entrevue accordée en marge de son exposition au Musée d’art contemporain de Montréal en 1997, « et j’y retrouve les énergies qui m’habitent et que j’essaie d’équilibrer dans ma vie. Je suis contente de partager l’énergie, cette chose si mystérieuse à transmettre, le Body Language de l’univers, le vôtre, le mien, celui de nous tous. »

A-M. S-J. A.

4.16 Soin

Découvert par Irene F. Whittome à la fin des années 1960, alors qu’elle réside à Paris, le roman Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) de Michel Tournier joue un rôle inaugural dans son parcours de vie. Il condense et reformule nombre des questions qui l’animent : le tarot, la solitude, l’existence de mythes universels, l’aménagement d’une vie faite d’une recherche de sens. 

Le roman reprend le récit de Robinson Crusoé d’abord narré par Daniel Defoe et lui donne une ambition mythologique, voire cosmique. Si le Robinson de Defoe tente de recréer sur son île le monde d’avant, structuré autour des valeurs capitalistes l’ayant mené au naufrage, celui de Tournier en vient à accepter sa solitude et en fait le levier d’une exploration des forces, des logiques solaires et telluriques qui l’ordonnent. 

Bien sûr, l’éloignement des autres est d’abord douloureux et vécu comme une absence. Les attentes évanouies et la survie assurée, pourquoi agir ? Et que dire ? Que faire des jours qui nous restent ? Au bout d’un moment, pourtant, l’univers dépeuplé s’ouvre et le manque disparaît, les gestes ont une ambition nouvelle. Cette distanciation physique non seulement ouvre l’espace, mais réorganise le temps. 

L’île déserte n’apparaît alors plus comme un lieu de privation, mais comme une opportunité. Il ne s’agit plus de communiquer, mais de se servir des signes comme autant d’outils pour tenter de comprendre le monde, d’en découvrir les pouvoirs. Le bruit de l’autre enfin assourdi, c’est l’univers qu’on se met à entendre ; l’autre empêchait cette relation, elle se déploie désormais en son absence. 

Whittome l’a répété à de nombreuses reprises, Ogden est une île déserte. Contrairement au Robinson de Defoe ou à celui de Tournier, l’isolement de l’artiste est un choix et le fait d’une singulière lucidité. Whittome a aménagé Ogden en un espace où réinventer son langage visuel, un endroit où prolonger sa quête de ces mythes, de ces signes capables de donner sens à l’art et à la vie. Plus concrètement, Ogden est un lieu où fuir et recommencer, entouré des éléments mêmes : les forces minérales des carrières de pierre, les étendues aquatiques des lacs artificiels créés par les mines, la vivacité végétale, le ciel infini. Il n’y a qu’un geste radical qui puisse permettre de fuir les attentes et les modes du milieu, les recherches de singularité qui organisent l’art contemporain, pour entreprendre un retour à la brute évidence des choses et à la lente circularité des saisons.

Si l’éthique tient précisément à ce que l’on fait du temps qui nous est imparti, Whittome place l’art au cœur de son éthique de vie. Par son déplacement à Ogden, elle a créé les conditions d’une quête.

M. C.

4.13 Île déserte

La journée d’Irene F. Whittome s’ouvre par un tirage de tarot, comme dans l’aventure de Robinson narrée par Tournier. Le prologue de ce roman si cher aux yeux de Whittome, le situe tout juste avant le naufrage de la Virginie : le capitaine du bateau tire le tarot pour Robinson et, au fur et à mesure qu’il retourne les cartes, il raconte, par le biais de métaphores, l’entièreté du récit à venir.

L’usage divinatoire du jeu de tarot s’inscrit dans une longue tradition ésotérique aux origines hermétiques. S’il se décline en de multiples variantes, le jeu de tarot comporte généralement 78 cartes, appelées lames ou arcanes. Les 22 premiers arcanes, que l’on qualifie de majeurs, représentent des allégories ou des personnages dont la signification se profile dans un symbolisme étoffé qui s’exprime par le biais de motifs et de couleurs. Les modalités du tirage, tout comme la construction du jeu, fluctuent selon les époques et les régions. En dépit de ces variations, le tirage du tarot implique toujours de choisir un ou plusieurs arcanes, faces cachées. Point de contact avec les forces du destin, ceux-ci doivent nous laisser entrevoir des fragments du futur.   

Les gestes de Whittome sont précis, c’est l’habitude. Elle brasse et coupe les cartes, n’en choisit qu’une seule. Celle-ci offrira une réponse à la question que l’artiste adresse au jeu, jour après jour, et toujours à voix haute : « What does life want from me now ? ». Comme tout tirage, cette lame unique commande un travail d’interprétation et de décryptage : « telle est justement la sagesse du Tarot qu’il ne nous éclaire jamais sur notre avenir en termes clairs¹ », explique le capitaine à Robinson dans le roman de Michel Tournier.

Le tarot est outil de dialogue, de réflexion. Il faut d’abord ancrer les révélations dans une temporalité précise. Quel est ce now auquel Whittome fait référence ? Les réponses qui s’expriment à travers cette unique carte retournée concernent la journée, les mois ou même les années à venir : c’est à nous de l’interpréter. Par la méditation personnelle à laquelle il nous invite, le tarot permet de répondre à des questions existentielles ; en suggérant sans jamais imposer, il nous incite à donner un sens – c’est-à-dire une direction et une signification, tout à la fois – à notre propre existence.

A-J. R.

¹ Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique,

4.7 Tarot 2

Le non-initié qui s’aventure dans la numérologie ressemble au voyageur sillonnant les méandres d’une rivière non cartographiée, à l’aveugle. L’apprentissage de cet art divinatoire, afin d’en faire un outil permettant d’étudier une pratique artistique, est ardu. Les études les plus sérieuses sur l’art de la numérologie font remonter l’origine de l’investissement symbolique des chiffres au philosophe Pythagore (VIe siècle av. J.-C.), dont la mystique, essentiellement développée par ses disciples, repose sur cette devise : « Les nombres régissent l’Univers, tout est arrangé d’après les nombres. » Le terme « numérologie », quant à lui, aurait fait son apparition en 1907. On dit qu’entre les deux grandes guerres, la numérologie a pu donner des réponses à plusieurs interrogations sur l’avenir. La simplicité de la méthode a contribué à ce qu’elle se répande rapidement en cette période de trouble et de doute existentiel.

L’approche de Whittome retient-elle de l’arithmancie pythagoricienne ? Les rares paroles prononcées par l’artiste révèlent à quel point la numérologie est centrale dans sa création. Au cours de nos conversations, elle nous a confié avoir une fascination pour le nombre 21. Grâce à cette clé d’interprétation, nous pouvons lever une incongruité de la Suite ADN, XX XY (2005), réalisée notamment avec du brou de noix sur fond d’illustrations de périodiques scientifiques modifiées manuellement et numériquement. La suite renoue avec les références biologiques omniprésentes chez l’artiste, mais présente une difficulté : sa numérotation indique qu’elle comprend 21 œuvres, mais seulement 18 font partie de la collection du MNBAQ, sans que l’on sache si les trois manquantes ont même vu le jour.

La découverte la plus étonnante que nous ayons faite dans ces entretiens avec Whittome concerne l’ajout de la lettre F à son nom en 1985, ayant entraîné la création d’une nouvelle signature. Jusqu’à maintenant, cette initiale supplémentaire avait été rattachée au fleuve Fraser, qui traverse la Colombie-Britannique. À la référence géographique se substitue aujourd’hui une interprétation dans laquelle prévalent le tarot – l’artiste dit que cette lettre renvoie à la famille – et la numérologie. Le F vibre au rythme du 6, souvent associé à l’harmonie, à l’équilibre et à la responsabilité. Dans la version plus commune véhiculée par les magazines populaires, il symbolise la féminité, la beauté, l’amour et, incidemment, la famille. Pour Whittome, qui a consulté un spécialiste du domaine, il s’agissait de contrebalancer les valeurs de son propre nom pour trouver ce qu’elle appelle l’équilibre.

Il y a lieu de se demander si des liens ne peuvent pas être tissés entre la méthode artistique, dans ce qu’elle a d’interprétatif dans son rapport à la matière, et la méthode numérologique, dont les sources remontent à la guématrie, cette technique d’herméneutique fondée sur la numération hébraïque. Ce qui semble sûr, c’est que la numérologie donne à l’artiste l’occasion d’établir une herméneutique métaphysique qui lui offre un ancrage dans le monde malgré la distance qu’elle a aménagée entre elle et l’environnement social. Elle a raffiné par son art une recherche de sens dans laquelle les chiffres prennent le rôle de signes qui, au même titre qu’un coup de pinceau, une forme précise ou encore, de manière plus orthodoxe, un texte, visent moins l’expression de sa subjectivité qu’une lecture du monde. En ce sens, la numérologie permet à Whittome de modeler les matières et les concepts pour baliser un chemin.

B. L.

4.10 Numérologie

En s’installant sur son « île », Whittome s’est écartée du bruit constant de la ville et de la rumeur insistante du monde de l’art. Comme dans toute séparation que l’on s’impose, elle recherche une tranquillité qui est d’abord liée au retrait. Son isolation relative, la dimension volontaire de celle-ci, est en ligne droite avec la poursuite d’un raffinement spirituel auquel certaines religions ont rattaché le silence, notamment depuis le XVIe siècle, où sont apparus les écrits mystiques de Saint-Jean de la Croix, pour qui « c’est seulement le silence que l’âme entend » (Élisabeth Reynaud, Jean de la Croix : Fou de Dieu, Paris, Grasset, 1999, p. 93). Mais pour Whittome, il s’agit moins d’une question de foi que d’une quête dans laquelle l’écoute éprouve la matière pour élaborer un univers où les sens créent l’expérience. 

L’exigence du silence implique souvent un effacement. Il en appelle au neutre, à la disparition. Dans le champ de l’art, le silence peut engendrer une fertilité accrue : il n’est qu’à voir les œuvres que l’artiste continue de produire et avec lesquelles elle dialogue. Whittome dit que parler, c’est perdre de sa force. Elle ne s’est pourtant pas totalement soustraite au monde, et son existence se distingue de celle de l’ermite : dans son atelier, sa maison, elle reçoit ses amis, ses proches du milieu de l’art, des chercheurs qui veulent étudier le fruit de sa pratique. Ces visites sont toutefois rares, et elle a longtemps tenu à s’effacer de la parole que s’autorisent ceux qui écrivent sur son art pour l’interpréter. Si elle accepte aujourd’hui de s’ouvrir sur sa vie spirituelle, ce n’est pas seulement pour répondre à un manque ; c’est parce que sa parole sait conserver sa part d’obscurité, d’ouverture. Les silences d’Irene F. Whittome ne sont pas de ceux qu’il faut briser. Ils tiennent au secret et visent à transmettre l’inaccessible quotidien de l’artiste.

On l’aura compris, il est impossible d’aborder ce silence sans faire le jeu de l’artiste : une compréhension fine de sa pensée silencieuse ouvre la possibilité de la joindre dans sa manière de ne pas dire.  

Le silence borde la solitude, elle-même érigée au rang d’art. Le silence parle ; en somme, on ne peut le faire taire. Pour paraphraser Maurice Blanchot, se taire, pour l’artiste, c’est parler encore. C’est surtout laisser (ad)venir.

B. L.

4.11 Silence

Fin 1970. La création pensée comme une réponse ancrée dans un lieu précis définit progressivement la démarche installative d’Irene F. Whittome.

Été 1977. L’artiste fait un séjour en Belgique, où elle découvre l’installation de Marthe Wéry aux entrepôts De Klok à Anvers, qui sera déterminante pour la suite de son parcours.

1978-1979. L’artiste réalise pour P.S.1 une œuvre actualisant l’histoire de cette ancienne école louée par Alanna Heiss, fondatrice de l’Institute for Art and Urban Resources. Dès 1971, l’institut se donne pour mandat de réhabiliter et d’investir au moyen d’expositions des lieux laissés à l’abandon. Heiss propose ainsi aux artistes de présenter leurs œuvres en dehors des milieux commercial et institutionnel. Model One–Work at School/Classroom 208 est la première intervention artistique in situ de Whittome ; par la suite, elle la décontextualisera et la retravaillera pour l’exposer sous le titre La Salle de classe (1977-1980). L’œuvre, détachée de son ancrage original – ce que sa présentation sur une plateforme blanche légèrement surélevée met en évidence –, fait maintenant partie de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec, qui détient le plus large éventail d’œuvres de Whittome.

1982. L’intervention picturale Room 901, créée dans l’atelier de la rue Saint-Alexandre, et l’ensemble d’œuvres qui en découlent sont exposés simultanément dans trois lieux : l’atelier de l’artiste, la Galerie Yajima, qui la représente, et le Musée d’art contemporain de Montréal. Composée du film 901 / le 4 juillet 1982, de 7 photographies de la série Saint-Alexandre, qui documente différents états de l’atelier à travers le temps, de 22 boîtes de la série La Gauchetière et de l’installation finale, l’exposition combine différentes stratégies pour traduire une expérience esthétique vécue de manière privée, dans le silence et l’isolement.

1985. Sa relation aux lieux prend une importance à ce point fondamentale que l’artiste ajoute l’initiale F à son nom de famille, en écho au fleuve Fraser qui traverse la Colombie-Britannique, sa province d’origine.

1991. Son nouveau patronyme étant officialisé, l’artiste devient légalement Irene F. Whittome.

2003. Whittome acquiert une carrière de granit abandonnée à Ogden.

2007. L’artiste prend sa retraite de l’enseignement, après une implication de près de 40 ans à l’Université Concordia. Elle s’installe de plus en plus à Ogden.

Sous-titre : Ogden

La carrière de granit est probablement l’œuvre in situ la plus imposante et la plus importante de l’artiste. Le site s’offre comme un matériau à façonner en collaboration avec l’action de la nature, et sa transformation est documentée en photos. Whittome, qui le qualifie d’« atelier en plein air », l’arpente quotidiennement et s’en sert comme lieu de cueillette, au sens où elle intègre certaines de ses composantes tel le lichen dans des assemblages éphémères. Les traces de son ancienne vocation sont mises en valeur : un étang habille le trou creusé par la carrière et les morceaux de granit témoignant du passage du temps sont envisagés avec soin au fil du parcours aménagé.

30 mai 2009. Whittome pose un geste radical qui a pour conséquence la fusion de sa pratique artistique et du lieu : elle brûle sur son terrain des fragments de ses œuvres antérieures.

Sous-titre : Autodafé

Disparaissent dans un brasier qui brûlera toute une journée les soies utilisées pour imprimer L’Œil et Narcisse (1969) ; la plateforme et les pôles du Musée blanc, no 5 (1975), ainsi que des éléments accumulés pendant la recherche effectuée pour cette série ; des fragments de l’installation Vancouver (1980) ; quatre sculptures et des composantes du projet Creativity, Fertility (1987) ; la maquette de l’installation Anda / Stupa (1998) ; et d’autres restes, notamment des découpes accumulées pour Conversations Adru (2004). Les cendres du brasier sont ensuite rassemblées pour créer neuf buttes qui rappellent les tumulus funéraires japonais, une tradition propre à ce pays qui fascine Whittome depuis le début de son parcours artistique. La cire de l’encaustique qui recouvrait certaines œuvres ruisselle et s’imprègne dans le sol, les coulisses formant un motif qui restera visible pendant deux ans, avant de s’estomper complètement. Le feu, élément purificateur engendrant un processus de sublimation, ne détruit pas les œuvres ; il en transforme les matières pour rendre perceptible, le temps de l’événement, l’énergie qui les animaient. Un deuxième sens, une deuxième vie, peut ainsi apparaître. En tant qu’œuvre totale, la carrière de granit synthétise plusieurs des avenues explorées par l’artiste durant sa carrière, qu’il s’agisse de la spiritualité, de la fertilité, de l’œuvre in situ ou du soin, lequel s’incarne ici dans les gestes visant la revitalisation et la préservation du site.

Sous-titre : Nouvel espace

C’est notamment de Niki de Saint-Phalle, rencontrée à Paris dans les années 1960 alors qu’elle réalisait sa série Tirs pour s’affranchir de la domination patriarcale, que Whittome me parle en me décrivant son geste : là aussi, la destruction ouvre sur la libération plutôt que sur la disparition, elle est féconde plutôt que vaine, elle est manifestation d’énergie vitale plutôt que de violence gratuite. Ce feu, Whittome l’a vécu comme un apaisement ; elle a ainsi pu se délester d’un bagage qui n’avait plus d’utilité pour s’ouvrir à d’autres possibilités.

A-M. S-J. A.

4.15 Lieux

Whittome étale sur la table, une par une, d’innombrables pages d’un bleu profond et, d’un coup, des dizaines de visages aux yeux faits de boutons se mettent à nous regarder, à nous envisager. On a tendance à oublier que le motif du visage revient à de multiples reprises chez elle, ne serait-ce que par une de ses parties les plus chargées symboliquement, l’œil, en particulier celui du Portrait d’une jeune fille de Petrus Christus (v. 1450). Pensons déjà à La Dame (1972), qui fait partie de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec. La présence du visage n’est nulle part aussi visible que dans cette série qui permet de relire autrement tout un pan de la production de l’artiste. Durant la pandémie, la solitude et le silence sont redoublés et, sans personne pour nous regarder, on en viendrait à perdre la face. 

Perdre la face. Il faut relire la Bible, pour y retracer la brûlure de Caïn, dont l’offrande a laissé Dieu indifférent. Caïn, dont le visage est défait, s’affaisse. Il perd la face. Bien qu’on n’y trouve pas cette idée de la blessure d’honneur, il y a néanmoins quelque chose de la défiguration dans les visages peints répétitivement par Whittome, à la gouache et à l’encre, qui ne nous laissent pas savoir s’ils sont écorchés ou vivants.

Ces visages sont forts d’une esthétique dont raffoleraient possiblement les tenants de l’art brut. Ils sont désentravés de tout souci de ressemblance. Ils sont en défaut de produire ce pour quoi la face est reconnue en tant que fondement de l’identité, à savoir la similitude. Nous ne pouvons en tenir rigueur à l’artiste, cela n’est ni son intention ni son propos. Il y a de la perte dans ces visages. Il nous vient à l’esprit qu’ils ont été peints à un moment où l’humanité, en pleine pandémie, a dû s’effacer derrière des masques. Ils répondent peut-être du fait que nos physionomies se sont perdues partiellement sous ces barrières sanitaires.

On existe à travers le regard d’autrui et, dans l’isolement, c’est moins le visage des autres que le nôtre qu’on en vient à perdre ou égarer. Devant l’absence, l’artiste aura recomposé un îlot de présence en déclinant, en réinventant, en défigurant sa propre identité. En quelque sorte, c’est dans l’anticipation d’un deuil que Whittome s’est recréée elle-même, puisque chacun de ses personnages porte le nom d’Irene. Comme le dit un ami proche, c’est quand l’autre n’est plus là qu’il faut le créer, pour ancrer sa propre identité. Aussi chacun de ces visages est-il le signe de la présence d’autant d’absences par lesquelles Whittome a accumulé des compagnons d’épreuve.

B. L.

4.12 Visage

L’astrologie cherche à expliquer l’influence des astres sur la vie humaine. Élaborant un jeu complexe de correspondances entre les mouvements célestes et terrestres, elle concerne aussi bien la connaissance de soi que la compréhension du monde et la découverte de l’avenir. Ses objets d’analyse se déplacent de l’échelle individuelle à l’échelle collective, s’attachant aussi bien aux phénomènes particuliers qu’aux effets de masse. L’astrologie a une portée tantôt prospective, tantôt introspective : elle nous révèle ce qui sera et nous outille pour réfléchir à ce qui est déjà. 

La carte du ciel, outil individuel et introspectif de l’astrologie qui remonte au moins au Xe siècle av. J.-C., recense la position des astres au moment de la naissance d’un sujet. Par un dessin formé d’un cercle scindé en cadrans, la carte du ciel schématise un système complexe qui s’articule autour de la ceinture du zodiaque où défilent les planètes. Représentée par la bande circulaire externe du plan, celle-ci est divisée en douze secteurs égaux correspondant aux signes astrologiques : Bélier, Taureau, Gémeaux, Cancer, Lion, Vierge, Balance, Scorpion, Sagittaire, Capricorne, Verseau et Poissons. Les signes du zodiaque sont par ailleurs liés aux quatre éléments (le feu, la terre, l’air et l’eau). Par cette association qui permet de reconnecter le monde terrestre et le monde céleste, l’astrologie se rattache aux autres disciplines ésotériques ayant déjà étudié les pouvoirs de ce quatuor. Cette ouverture doit nous rappeler que l’astrologie est moins un système fermé qu’une certaine sensibilité, qu’un certain regard sur le monde. 

Le 4 mars 1942, à 19 h 30 (heure de Vancouver), le Soleil était en Poissons ; la Lune, elle, était en Balance. Une fois ces bases posées, les chemins interprétatifs s’ouvrent. Équivoque, la carte du ciel apparaît comme un enchevêtrement complexe de paramètres (ascendant, planètes, maisons ou nœuds lunaires) influençant la nature et le destin d’un sujet. Sa lecture est intime : elle exige un aller-retour entre la théorie générale et l’interprétation personnelle.

Comme toute activité basée sur l’observation de la voûte céleste, l’astrologie nous révèle notre petitesse devant l’infini. Elle prend la mesure des forces cosmiques qui organisent notre univers et s’exercent sur nous, sujets fragiles. Les discours fondés sur l’interprétation du ciel nous mettent en contact avec un ordre universel dans lequel le destin se substitue au hasard. Irene F. Whittome nous explique que la vie est déjà planifiée avant la naissance ; il ne nous reste plus qu’à choisir si l’on veut aller avec ou contre le vent.

A-J. R.

 

4.8 Astre

Perchée sur une mezzanine au-dessus de l’atelier, la bibliothèque d’Irene F. Whittome se compose de tables basses, de bancs en bois et de plusieurs centaines de livres empilés sur le sol. Cet aménagement sculptural est le lieu de découvertes inattendues. Les tours de livres, chancelantes, côtoient une série d’objets hétéroclites : des bols tibétains, des statuettes orientales, un immense coquillage nacré, une coupe remplie de lichen séché, deux lumières industrielles. Cette réunion d’objets atypiques, caractérisés par la singularité de leur puissance évocatrice, permet à la bibliothèque de transcender son usage commun et quotidien. Celle-ci doit être pensée en conséquence, c’est-à-dire par-delà sa fonction utilitaire. Elle est œuvre d’art. 

Au centre, une petite table définit un espace de travail ; posée sur un tapis persan, elle est entourée de quatre chaises. La bibliothèque permet de décliner les gestes créatifs : elle est simultanément un espace de lecture, de rencontre et d’idéation. Comme la méditation ou le tirage des cartes, la lecture permet moins d’encadrer les moments de création que de les intégrer dans la journée. Véritable pont tendu entre l’art et le quotidien, la recherche appartient pleinement au régime de l’art : c’est elle qui alimente les œuvres. 

À partir des livres contenus dans la bibliothèque – véritables matériaux de travail –, Whittome mène une seule et même recherche, à la fois personnelle et ésotérique, portant sur les forces cachées qui organisent notre univers, dont l’ensemble de textes, d’images et d’objets nous donne la mesure de l’étendue théorique. Les ouvrages portant sur l’alchimie, l’astrologie, la numérologie ou la spiritualité orientale dessinent une constellation à laquelle viennent se greffer des ouvrages sur la botanique, des livres d’art et des œuvres littéraires. 

En l’absence d’organisation alphabétique, chronologique ou thématique, la classification dans la bibliothèque paraît s’élaborer de manière organique, au fil des allées et venues quotidiennes. Cette organisation fluide et aléatoire permet les rencontres insoupçonnées. Beckett se trouve aux côtés de Campbell ; Proust côtoie Lynch. Les idées émergent de la bibliothèque par le biais d’associations libres : il faut se saisir de ce voisinage fécond et fugitif.

« Tout part de là », dit simplement Whittome, et il faut comprendre que la bibliothèque est le point de départ des idées qui traversent son univers et atterrissent dans ses œuvres. Tenant à la fois des mondes matériel et immatériel, la bibliothèque réconcilie les dimensions physique et idéelle du projet artistique de Whittome. Ce rassemblement de livres et d’images tient de la clé de voûte : il contient, en lui, les pistes pour décrypter le réseau d’idées qui alimente la création. Nous entrons dans la bibliothèque comme dans les coulisses d’Ogden : nous voilà derrière le décor et ses images, là où apparaissent les ficelles conceptuelles qui assurent la cohérence interne de l’univers, en reliant les éléments.

A-J. R.

4.9 Bibliothèque

Septembre 2022. Au Musée national des beaux-arts du Québec se tient une journée d’étude consacrée à Irene F. Whittome, pour laquelle s’est déplacée une poignée de commissaires d’expositions, de conservateurs de musée et d’historiens de l’art qui, dans le passé, se sont penchés sur son travail. Tous se sont réunis en l’absence de l’artiste, pour qui laisser sa place dans la discussion est devenu un modus operandi. Lors de la période de questions, la conversation s’engage sur l’importance de ce qui est considéré, à défaut de mieux, comme la part ésotérique du travail de Whittome, laquelle est repoussée de la main par deux éminents historiens de l’art qui invitent d’autres penseurs à l’investir.

Ce n’est pas ignorer la nature profonde de la pratique de Whittome que de fermer cette porte. Les deux historiens de l’art ont chacun contribué à en éclairer des pans entiers. Ils réitéraient, à travers cet appel, ce qu’il faut voir comme une frilosité de l’histoire de l’art à embrasser ce qui s’éloigne d’une pensée théorique dont les résultats doivent demeurer      mesurables. Personne n’ignore, dans l’assemblée des présentateurs, que l’univers d’Irene F. Whittome est fait de tarot, de numérologie, d’alchimie et d’un silence qui frôle la mystique. La spiritualité est une des assises de son art.

La bibliothèque de Whittome est gorgée de titres qui confirment son intérêt pour ce domaine qu’elle documente avec ferveur. Parmi ces titres ressort Alchimie et mystique édité chez Taschen (2006), dont le sous-titre, Le musée hermétique, recoupe un de ses champs d’investigation. On a l’impression que chacune des pages est ornée de Post-it débordant de la tranche du livre, dévoilement d’une étude assidue. On se souvient que l’artiste a revisité le thème de la collection dans les multiples itérations du Musée blanc, dès 1975.

La présence de ce livre confirme qu’il y a bien, dans cette contraction entre le musée et un sens du sacré que traduisent les œuvres, quelque chose à quoi s’accrocher. Or, cela exige tout de même de faire un pas de côté, au moment où l’occulte regagne des lettres de noblesse grâce à la figure de la sorcière, que la littérature récente a revalorisée à travers le féminisme et l’écoféminisme, notamment dans les travaux de Mona Chollet, et que les arts visuels ont réinvestie, que l’on pense aux œuvres de Laura Gozlan ou, plus près de nous, d’Annie Baillargeon. L’intérêt de certains artistes notamment pour l’alchimie (Paul Mignard) ou le vaudou (Myriam Mihindou), de même que la résurgence du motif du fantôme, omniprésent depuis quelques années, confirment ce que des autrices comme Sylvette Babin ont vu comme « un tournant occulte de l’art » (esse arts + opinions, printemps 2022, no105, p.7). Whittome prend indéniablement part à ce mouvement.

Ce pas de côté, au creux de l’approche de Whittome, demande d’épouser un savoir alternatif dans lequel il s’agit moins de ranimer ce que le pouvoir colonial a rejeté, donc moins d’ériger un contre-pouvoir, que d’investir un sens du labeur, de la dépense dirait Bataille, et ce, même si les œuvres de l’artiste partagent la dimension critique des pratiques contemporaines qu’elles anticipent en quelque sorte. La propension à la répétition et à l’accumulation dans Le Musée blanc pointait déjà vers la notion de sacré. Avec la numérologie, le tarot et l’alchimie, Whittome ritualise la création pour lui permettre, en retrait, de regarder autrement le monde.

B. L.

4.4 Ésotérisme