Visage
Whittome étale sur la table, une par une, d’innombrables pages d’un bleu profond et, d’un coup, des dizaines de visages aux yeux faits de boutons se mettent à nous regarder, à nous envisager. On a tendance à oublier que le motif du visage revient à de multiples reprises chez elle, ne serait-ce que par une de ses parties les plus chargées symboliquement, l’œil, en particulier celui du Portrait d’une jeune fille de Petrus Christus (v. 1450). Pensons déjà à La Dame (1972), qui fait partie de la collection du Musée national des beaux-arts du Québec. La présence du visage n’est nulle part aussi visible que dans cette série qui permet de relire autrement tout un pan de la production de l’artiste. Durant la pandémie, la solitude et le silence sont redoublés et, sans personne pour nous regarder, on en viendrait à perdre la face.
Perdre la face. Il faut relire la Bible, pour y retracer la brûlure de Caïn, dont l’offrande a laissé Dieu indifférent. Caïn, dont le visage est défait, s’affaisse. Il perd la face. Bien qu’on n’y trouve pas cette idée de la blessure d’honneur, il y a néanmoins quelque chose de la défiguration dans les visages peints répétitivement par Whittome, à la gouache et à l’encre, qui ne nous laissent pas savoir s’ils sont écorchés ou vivants.
Ces visages sont forts d’une esthétique dont raffoleraient possiblement les tenants de l’art brut. Ils sont désentravés de tout souci de ressemblance. Ils sont en défaut de produire ce pour quoi la face est reconnue en tant que fondement de l’identité, à savoir la similitude. Nous ne pouvons en tenir rigueur à l’artiste, cela n’est ni son intention ni son propos. Il y a de la perte dans ces visages. Il nous vient à l’esprit qu’ils ont été peints à un moment où l’humanité, en pleine pandémie, a dû s’effacer derrière des masques. Ils répondent peut-être du fait que nos physionomies se sont perdues partiellement sous ces barrières sanitaires.
On existe à travers le regard d’autrui et, dans l’isolement, c’est moins le visage des autres que le nôtre qu’on en vient à perdre ou égarer. Devant l’absence, l’artiste aura recomposé un îlot de présence en déclinant, en réinventant, en défigurant sa propre identité. En quelque sorte, c’est dans l’anticipation d’un deuil que Whittome s’est recréée elle-même, puisque chacun de ses personnages porte le nom d’Irene. Comme le dit un ami proche, c’est quand l’autre n’est plus là qu’il faut le créer, pour ancrer sa propre identité. Aussi chacun de ces visages est-il le signe de la présence d’autant d’absences par lesquelles Whittome a accumulé des compagnons d’épreuve.
B. L.