Numérologie
Le non-initié qui s’aventure dans la numérologie ressemble au voyageur sillonnant les méandres d’une rivière non cartographiée, à l’aveugle. L’apprentissage de cet art divinatoire, afin d’en faire un outil permettant d’étudier une pratique artistique, est ardu. Les études les plus sérieuses sur l’art de la numérologie font remonter l’origine de l’investissement symbolique des chiffres au philosophe Pythagore (VIe siècle av. J.-C.), dont la mystique, essentiellement développée par ses disciples, repose sur cette devise : « Les nombres régissent l’Univers, tout est arrangé d’après les nombres. » Le terme « numérologie », quant à lui, aurait fait son apparition en 1907. On dit qu’entre les deux grandes guerres, la numérologie a pu donner des réponses à plusieurs interrogations sur l’avenir. La simplicité de la méthode a contribué à ce qu’elle se répande rapidement en cette période de trouble et de doute existentiel.
L’approche de Whittome retient-elle de l’arithmancie pythagoricienne ? Les rares paroles prononcées par l’artiste révèlent à quel point la numérologie est centrale dans sa création. Au cours de nos conversations, elle nous a confié avoir une fascination pour le nombre 21. Grâce à cette clé d’interprétation, nous pouvons lever une incongruité de la Suite ADN, XX XY (2005), réalisée notamment avec du brou de noix sur fond d’illustrations de périodiques scientifiques modifiées manuellement et numériquement. La suite renoue avec les références biologiques omniprésentes chez l’artiste, mais présente une difficulté : sa numérotation indique qu’elle comprend 21 œuvres, mais seulement 18 font partie de la collection du MNBAQ, sans que l’on sache si les trois manquantes ont même vu le jour.
La découverte la plus étonnante que nous ayons faite dans ces entretiens avec Whittome concerne l’ajout de la lettre F à son nom en 1985, ayant entraîné la création d’une nouvelle signature. Jusqu’à maintenant, cette initiale supplémentaire avait été rattachée au fleuve Fraser, qui traverse la Colombie-Britannique. À la référence géographique se substitue aujourd’hui une interprétation dans laquelle prévalent le tarot – l’artiste dit que cette lettre renvoie à la famille – et la numérologie. Le F vibre au rythme du 6, souvent associé à l’harmonie, à l’équilibre et à la responsabilité. Dans la version plus commune véhiculée par les magazines populaires, il symbolise la féminité, la beauté, l’amour et, incidemment, la famille. Pour Whittome, qui a consulté un spécialiste du domaine, il s’agissait de contrebalancer les valeurs de son propre nom pour trouver ce qu’elle appelle l’équilibre.
Il y a lieu de se demander si des liens ne peuvent pas être tissés entre la méthode artistique, dans ce qu’elle a d’interprétatif dans son rapport à la matière, et la méthode numérologique, dont les sources remontent à la guématrie, cette technique d’herméneutique fondée sur la numération hébraïque. Ce qui semble sûr, c’est que la numérologie donne à l’artiste l’occasion d’établir une herméneutique métaphysique qui lui offre un ancrage dans le monde malgré la distance qu’elle a aménagée entre elle et l’environnement social. Elle a raffiné par son art une recherche de sens dans laquelle les chiffres prennent le rôle de signes qui, au même titre qu’un coup de pinceau, une forme précise ou encore, de manière plus orthodoxe, un texte, visent moins l’expression de sa subjectivité qu’une lecture du monde. En ce sens, la numérologie permet à Whittome de modeler les matières et les concepts pour baliser un chemin.
B. L.