Île déserte
Découvert par Irene F. Whittome à la fin des années 1960, alors qu’elle réside à Paris, le roman Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) de Michel Tournier joue un rôle inaugural dans son parcours de vie. Il condense et reformule nombre des questions qui l’animent : le tarot, la solitude, l’existence de mythes universels, l’aménagement d’une vie faite d’une recherche de sens.
Le roman reprend le récit de Robinson Crusoé d’abord narré par Daniel Defoe et lui donne une ambition mythologique, voire cosmique. Si le Robinson de Defoe tente de recréer sur son île le monde d’avant, structuré autour des valeurs capitalistes l’ayant mené au naufrage, celui de Tournier en vient à accepter sa solitude et en fait le levier d’une exploration des forces, des logiques solaires et telluriques qui l’ordonnent.
Bien sûr, l’éloignement des autres est d’abord douloureux et vécu comme une absence. Les attentes évanouies et la survie assurée, pourquoi agir ? Et que dire ? Que faire des jours qui nous restent ? Au bout d’un moment, pourtant, l’univers dépeuplé s’ouvre et le manque disparaît, les gestes ont une ambition nouvelle. Cette distanciation physique non seulement ouvre l’espace, mais réorganise le temps.
L’île déserte n’apparaît alors plus comme un lieu de privation, mais comme une opportunité. Il ne s’agit plus de communiquer, mais de se servir des signes comme autant d’outils pour tenter de comprendre le monde, d’en découvrir les pouvoirs. Le bruit de l’autre enfin assourdi, c’est l’univers qu’on se met à entendre ; l’autre empêchait cette relation, elle se déploie désormais en son absence.
Whittome l’a répété à de nombreuses reprises, Ogden est une île déserte. Contrairement au Robinson de Defoe ou à celui de Tournier, l’isolement de l’artiste est un choix et le fait d’une singulière lucidité. Whittome a aménagé Ogden en un espace où réinventer son langage visuel, un endroit où prolonger sa quête de ces mythes, de ces signes capables de donner sens à l’art et à la vie. Plus concrètement, Ogden est un lieu où fuir et recommencer, entouré des éléments mêmes : les forces minérales des carrières de pierre, les étendues aquatiques des lacs artificiels créés par les mines, la vivacité végétale, le ciel infini. Il n’y a qu’un geste radical qui puisse permettre de fuir les attentes et les modes du milieu, les recherches de singularité qui organisent l’art contemporain, pour entreprendre un retour à la brute évidence des choses et à la lente circularité des saisons.
Si l’éthique tient précisément à ce que l’on fait du temps qui nous est imparti, Whittome place l’art au cœur de son éthique de vie. Par son déplacement à Ogden, elle a créé les conditions d’une quête.
M. C.