Soin
1974. Les boîtes de la série 112-1 fois la petite dans la grande préservent de la dispersion les éléments qui les composent et rappellent la science de la taxinomie chère aux institutions muséales, dont le but avoué est de maintenir en l’état les œuvres pour la postérité. Le souci de protection s’affirme rapidement comme un enjeu clé dans la démarche d’Irene F. Whittome. Les boules d’ouate, aiguilles, épingles de sûreté, bandages, gazes, feutres et éprouvettes qui ponctuent ses œuvres suggèrent un lien direct avec les gestes du soin, tels que l’emmaillotement, accomplis dans plusieurs œuvres subséquentes.
1975-1980. La cire qui enrobe les composantes de l’installation Vancouver (1975-1980), par exemple, leur offre chaleur et protection.
1989. Irene F. Whittome ouvre le Musée des traces. Cette grande installation célèbre les métamorphoses de la tortue, alter ego de l’artiste depuis le voyage de celle-ci en Californie en 1986. Tout au long de son parcours, la fonction de bouclier protecteur exercée par la carapace de l’animal reviendra tel un leitmotiv.
1997. L’installation Château d’eau : lumière mythique, présentée au Musée d’art contemporain de Montréal, et son double, la pièce d’art public Yama (2003), créée pour l’édifice de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), poursuivent, sous la forme de la « chambre à soi », le thème de la carapace-protection, du sanctuaire où se retirer dans le silence et le recueillement nécessaires à la création. La structure ronde en bambou, bois et terre stratifiée nichée au cœur de l’atrium situé au premier étage de l’édifice de la CDPQ tranche par ses tons chauds et sa taille modeste avec le verre, le métal et la pierre de l’immense architecture impersonnelle des lieux. Entourée d’eau et dotée d’une étroite passerelle menant à sa partie interne, l’œuvre d’art public introduit littéralement un espace privé dans un lieu de travail public, d’autant plus qu’elle reste inaccessible aux employés, qui ne peuvent s’y reposer. L’œuvre garde ainsi sa fonction symbolique et, telle la carapace de tortue, incarne les notions de repli, de rempart et de refuge, bien qu’il soit impossible de la revêtir.
2004. Depuis qu’elle s’est installée dans l’Estrie, l’artiste recourt à la teinture d’iode mêlée à d’autres substances en tant que pigment pour imprégner des toiles et des bâches de manière libre ou semi-contrôlée. Avec ses propriétés antiseptiques, que Whittome associe à la purification, ce fluide qui est au cœur des œuvres de la série Rejuvenation (débutée en 2017) ravive la mémoire des premières explorations artistiques liées à l’univers du soin que sont les séries Musée blanc (1975-1976) et Laboratoires Fandre (1973), les boîtes des Paperworks (1977-1979) ou encore l’assemblage L’Œil (1970).
2008. La créativité de Whittome se nourrit de l’aménagement de la carrière, œuvre in situ qui met en valeur le passé industriel du lieu en valorisant ses pierres et crevasses, et de l’observation lente des états transitoires et éphémères du site. Si les gestes du soin sont spontanément associés aux actions médicales et aux actes de sollicitude et de soutien, ils englobent plus généralement tout ce qui vise le maintien et l’épanouissement de la vie, incluant la protection et la préservation de l’environnement.
Sous-titre : Attention/écoute/observation/état de disponibilité/sentiment de communion
En élisant domicile à Ogden, loin des capitales artistiques canadiennes que sont Vancouver et Montréal, qu’elle a bien connues, Whittome accomplit le retrait qui s’était annoncé au fil des années dans sa pratique, que l’on pense à l’atelier de la rue Saint-Alexandre investi loin des regards durant deux ans (1980-1982) ou au garage abandonné, au coin des rues Marianne et Clark, transformé pendant trois ans en musée éphémère (1986-1989). L’artiste s’offre ainsi un isolement qui est source d’une plus grande liberté créatrice et où elle se met en situation d’écoute, d’ouverture et de réception. Le soin qu’elle consacre au lieu témoigne de l’importance symbolique de celui-ci. Il rejoint également l’esprit des œuvres créées par Whittome au début de sa carrière, faisant de cette thématique un fil rouge qui traverse l’ensemble de sa démarche.
En tournant son regard vers la nature et ses rythmes, Irene F. Whittome reconnaît que l’empreinte laissée par l’être humain sur son passage s’inscrit dans un tout dont l’organisation globale, encore imprégnée d’une part de mystère, le dépasse. C’est pourquoi nous sommes remplis d’humilité et de modestie devant cette nouvelle phase de sa trajectoire artistique, qui comprend entre autres de fragiles dessins au brou de noix sur du papier presque translucide. Cette attitude de l’artiste par rapport aux énergies qui animent la nature est en parfaite adéquation avec sa philosophie de vie. « Je regarde mon œuvre comme dans un rétroviseur », partage Whittome avec Annie Molin Vasseur dans une entrevue accordée en marge de son exposition au Musée d’art contemporain de Montréal en 1997, « et j’y retrouve les énergies qui m’habitent et que j’essaie d’équilibrer dans ma vie. Je suis contente de partager l’énergie, cette chose si mystérieuse à transmettre, le Body Language de l’univers, le vôtre, le mien, celui de nous tous. »
A-M. S-J. A.